mardi, juin 28, 2016

Un Breton pas si idiot que ça !

Le journaliste-écrivain, Jean-Pierre Thiollet, auteur de nombreux ouvrages dont Je m'appelle Byblos, Carré d'Art (Barbey d'Aurevilly, Byron, Dali, Hallier) publie en septembre prochain un nouvel ouvrage Hallier, l'Edernel jeune homme... 

Sollicité par l'auteur de cet ouvrage, j'ai ajouté mon témoignage sous le titre Un Breton pas si idiot que ça ! que vous trouverez ci-dessous... en avant-première !

                                  Un Breton pas si idiot que ça !

                                                       par Gabriel Enkiri (1)

"Je suis, comme Hallier, ulcéré par l'attribution des prix littéraires, qui vont aux éditeurs plus qu'aux créateurs. Ou qui sont tributaires de circonstances politiques" Roger Peyrefitte (1907-2000),Propos secrets

Ma première rencontre avec Jean-Edern s'est faite là où elle devait se faire : à l'angle du carrefour Boulevard Saint-Michel et boulevard Saint-Germain, au pied de l'immeuble Hachette ! Je sortais d'une réunion syndicale, lui vendait sur le boulevard L'Idiot international, avec deux ou trois de ses amis . Je le connaissais de nom bien entendu; c'était un Breton comme moi, lui d'Edern en Finistère, moi d'Hennebont en Morbihan. Je souhaitais faire sa connaissance; il est vrai qu'en ce temps-là on rencontrait un peu tout le monde dans la rue; on avait pris l'habitude en Mai 68 de marcher beaucoup, dans les défilés, mais aussi de faire des balades dans des quartiers historiques, et ce quartier-là l'était devenu, oh combien ! depuis l'occupation de la Sorbonne par les étudiants, et l'édification des barricades où les plus "révolutionnaires" s'époumonaient à crier :" CRS-SS !" dans la fumée des grenades lacrymogènes !

Jean-Edern avait naturellement entendu parler du "comité révolutionnaire Hachette", dont j'étais l'un des représentants les plus actifs. Ce comité avait acquis un prestige dans toute l'édition, au point que nous avions organisé à la Mutualité un meeting avec l'ORTF, présidé par François Maspero qui avait édité une brochure "Hachette, une expérience syndicale CGT-CFDT" dont j'étais l'auteur... C'est pourquoi Jean-Edern ne cacha pas sa joie de me rencontrer et insista pour que je vienne le voir chez lui, Place des Vosges. Et pourtant, je ne l'ai pas connu vraiment; on se voyait une fois de temps en temps, lorsqu'on avait besoin d'un coup de main, lui lorsqu'il montait un coup, moi lorsque j'avais besoin d'un papier sur l'un de mes livres dont personne ne parlait ! (Il faut dire que j'étais grillé, complètement grillé dans l'édition - et dans la presse -, un secteur où "Hachette-la-pieuvre" régnait encore en maître, depuis la parution d'un petit livre qui portait ce nom et que l'on avait beaucoup lu dans les rédactions et les librairies). Puis lorsque je connus une période de chômage, il me proposa de venir à Edern, en Bretagne, "où je serais chez moi", écrire, et attendre des jours meilleurs. Jean-Edern était très généreux. Mais je préférai rester à Paris...

Lorsqu'il partit en guerre contre le prix Goncourt, en décernant un prix antiGoncourt à Jack Thieuloy pour son livre La geste de l'employé, qu'il avait publié lui-même aux éditions Hallier, il m'appela pour l'épauler dans son offensive contre les Prix que les gros éditeurs, en fait, se partageaient... On se retrouva à la Closerie des Lilas, sa "cantine" préférée, et là, je fus sidéré de l'entendre me demander... d'organiser une grande manifestation... avec les ouvriers du Parisien libéré qui occupaient alors leur imprimerie en plein Paris, et ce, le jour de la remise du Prix Goncourt chez Drouant !

- Ça devrait les intéresser, toutes les télévisions seront là, à l'heure du journal de 13 heures, ils pourront s'exprimer et expliquer les raisons de leur grève...

  - Mais Jean-Edern, je suis CFDT, et tu sais que les "ouvriers du livre" sont tous cégétistes, et tu sais combien la CGT du Livre s'oppose à la création de sections CFDT dans ce secteur qu'elle contrôle de A à Z ! Surtout la CFDT-Hachette ! Elle n'en veut pas aux NMPP (les messageries de la presse)... Je suis bien placé pour le savoir !

- Oui, oui, je sais tout ça. Mais la CFDT-Hachette a un tel prestige qu'ils t'écouteront, et que ma proposition peut les intéresser...

J'étais plus que dubitatif, je l'avoue. Mais il a tellement insisté, que j'ai fini par me rendre aux NMPP, rue Réaumur, où j'ai vu le secrétaire de la CGT, très attentif, à ma grande surprise. "Oui, je sais, Hallier est spécial, mais il faut voir, pourquoi pas ? Il fait ça dans son intérêt, son combat anti-Goncourt, il veut nous utiliser... Je vais en parler..." 

Il n'eut sans doute pas de réponse, car il ne se passa rien ce jour-là chez Drouant ! Sauf que plus tard, Jack Thieulloy, un curieux personnage il faut l'avouer, partit en guerre... contre Jean-Edern "qui l'avait trahi, qui n'avait pas tenu ses promesses, et qu'il lui avait remis un chèque bidon pour son prix anti-Goncourt" ! Jean-Edern en était navré, et indigné. "Tu te rends compte, Gabriel, ce qu'il est en train de me faire, me dit-il plus tard devant le Palais de Justice, il me fait un procès pour ce chèque de 5000 francs alors qu'il était convenu qu'il s'agissait d'un chèque bidon, qu'il ne pourrait donc pas encaisser ! Et maintenant, il me traîne devant les tribunaux pour usage de faux..."

La dernière fois que je l'ai vu, c'était sous Mitterrand ! J'avais pondu un ouvrage qui portait un titre incendiaire A bas le Prince de la Magouille, que je n'arrivais pas à publier. Qui s'en étonnera ? J'en avais parlé bien sûr à Jean-Edern, et un jour il me donna rendez-vous chez lui, où je me rendis avec plaisir. Il m'attira d'abord près de la fenêtre devant son balcon qui donnait sur la place des Vosges et me dit, en désignant une silhouette derrière un arbre :" Tu vois, ce type, c'est un flic qui me surveille ! Tu ne peux pas savoir combien je suis écouté, surveillé, suivi, même ma femme de ménage est dans le collimateur ! Toi aussi, tu es sur écoutes, tous ceux qui me téléphonent ou que j'appelle sont listés ! Il paraît qu'ils ont installé à l'Élysée un studio d'enregistrement rien que pour moi !" J'ai cru qu'il délirait ! Et pourtant, plus tard, j'ai lu dans le livre, paru chez Fayard, de Jean-Marie Pontaut et Jérôme Dupuis, Les Oreilles  du Président : suivi de la liste des 2000 personnes "écoutées" par François Mitterrand... que je figurais sur cette liste baptisée "kidnapping", à la lettre A, mon nom étant phonétiquement orthographié Anquiri (AFP) ! Ce soir-là, Jean-Edern n'avait pas l'air de plaisanter. Il me montra son manuscrit qui s'appelait L'Honneur perdu de François Mitterrand, refusé par tous les éditeurs ! "Une bombe, me dit-il,  parce qu j'y révèle l'existence de sa fille, Mazarine, qu'il a eue avec l'une de ses maîtresses, Anne Pingeot...". Je n'aimais pas ce genre d'histoires, et cela m'a déplu. 

- Mitterrand, lui dis-je, il faut l'attaquer politiquement, et s'en tenir là.

- Je ne suis pas d'accord, Mitterrand a menti aux Français, il est président de la République, tu trouves ça normal ?

- Je n'ai pas été habitué à m'en prendre aux personnes sur leur vie privée, ça n'est pas très syndical !

- Il ne s'agit pas d'action syndicale, comparable à celle que tu as menée chez Hachette ! Mitterrand ment, c'est un menteur qui est à l'Élysée, d'ailleurs, il ne ment pas d'aujourd'hui, tu connais son histoire, son passé à Vichy.

- C'est vrai, pour moi, c'est une ordure politicienne, de grand talent, reconnaissons-le !

- Ça, c'est un maître en la matière !

Et Jean-Edern de me faire une proposition extravagante :

- Voilà ce que je te propose, on va tous les deux, en pleine nuit, devant l'Élysée, avec nos deux manuscrits sous le bras, revêtus d'une bure, encagoulés comme des moines, et l'on fait un autodafé avec nos manuscrits ! On préviendra la presse, la télé... 

- Tu n'y penses pas, Jean-Edern, il y a des cars de police devant l'Élysée ! On n'aura pas le temps d'y arriver...

- Si ! On peut ! Et même s'ils nous emmènent au poste, ça sera encore mieux ! 

J'ai certainement déçu Jean-Edern ce soir-là. Je me suis défilé bêtement, encore bourré de "préjugés" conformistes de gauche ! 

- Tu as tort, Gabriel, si tu ne passes pas à la télé, tu es mort !

Il avait raison, Jean-Edern. L'avenir lui a donné raison ! Le déferlement de l'audiovisuel a bouleversé la "communication", le "faire savoir"  cher aux journalistes de l'écrit ! Jean-Edern était un prophète. Un visionnaire.

J'ai appris sa mort avec stupéfaction. Certes, il était malade, dans les derniers temps presque aveugle. Mais le doute demeure...

J'ai foncé lui dire adieu, où il reposait chez son frère. Et échangé quelques souvenirs avec son fidèle ami, Omar Foitih, avant de nous retrouver à l'église, le dernier jour, pour son retour définitif en Bretagne, à Edern.

(1) D'origine bretonne par sa mère, et libanaise par son père, Gabriel Enkiri est issu de la famille Enkiri, originaire de An Naqoura (d'où vient le nom), aujourd'hui le quartier général des casques bleus au sud du Liban, et de Saint-Jean-d'Acre, et apparentée au défunt Patriarche maronite Paul-Pierre Méouchi. Gabriel Enkiri a longtemps travaillé dans l'édition et la presse, en particulier chez Hachette et au sein de l'Agende France-Presse. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier Pour des Etats-Unis francophones préconise une transformation des DOM-TOM en Etats associés avec la France dans un vaste ensemble conforté par un Marché Commun rassemblant tous les Etats francophones sans exception. Ce dernier ouvrage comporte la préface non publiée de Jean-Edern Hallier intitulée "L'Honneur de la gauche".

Je remercie vivement Jean-Pierre Thiollet d'avoir accepté ma très modeste contribution à son ouvrage Hallier l'Edernel jeune homme auquel je souhaite plein succès, et que je lirai moi-même avec un grand plaisir.

Gabriel Enkiri 
Lorient 28/6/2016
G 


 

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